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Dans cet univers exotique qu'on appelle Fadrax, il existe des dragons.
"Dragon"... Ce simple mot suffit à soulever d'innombrables légendes dans les mythes humanoïdes, et un nombre certain d'histoires bien réelles...
Synonymes de sagesse ou de destruction, les dragons représentent l'espèce supérieure parmi une pléthore d'autres, car doués d'une intelligence et d'une force incomparables. Si les dragons sont si puissants, c'est grâce à la parcelle divine qui continue de vivre en eux, les dotant de caractéristiques hors du commun et impressionnantes aux yeux des profanes.
Même si les dragons dominent généralement l'homme, les Grands Vers ont su se faire oublier des races "inférieures" pour mieux les aider... ou les détruire...

Parmi les dragons, comme parmi les mammifères ou les poissons, il existe de nombreuses races, aux origines aussi différentes que leur nature même. L'une de ces races est celle des dragons finkelines...
Ces dragons, dépourvus de pattes mais dotés de deux grandes ailes de plumes, sont nés de l'amour de deux Dieux, dont les noms se sont perdus dans les murmures estompés d'une époque depuis longtemps révolue...
Leur queue est faite de longues plumes, à l'instar des phénix, dit-on, et leurs yeux sont des gemmes précieuses d'une taille grandiose, dissimulés sous leurs paupières fines marquées de motifs ésotériques. Des pierres précieuses constellent aussi leur corps serpentin tout entier, dit-on encore, et parfois ce n'est pas d'une mais de deux paires d'ailes de plumes blanches dont sont dotés ces Grands Vers...
Dans toutes ces légendes, les finkelines sont des créatures de sérénité pure, amenant la paix sur les champs de bataille les plus sanglants, amenant la bienveillance au-dessus des haines les plus vives, restaurant le silence sur les âmes troubles ou belligérantes...
Les finkelines ne se battent jamais, ne faisant que survoler dans un mutisme salvateur, des contrées si éloignées et si éphémères que même parmi les dragons ancestraux, les finkelines font figure de fantômes. Leur existence est plus que souvent mise en doute, mais pourtant ils existent bel et bien, à l'abri des regards et des coeurs faibles des peuples civilisés.
Le pouvoir des finkelines est plus que visible, bien qu'impalpable. Quand un dragon de sérénité survole des lieux habités, des endroits ou s'assemblent les êtres vivants, ceux-ci sont empreints alors d'une grande paix et d'une grande tranquillité d'âme et d'esprit. Par leur simple présence, les finkelines repoussent les pensées violentes comme une volée de plumes légères. Par leur aura, ils adoucissent les plus barbares des hommes, les plus sanguinaires des créatures.

Il existe des contrées ou les Finkelines ne sont plus des mythes obscurs, mais une réalité magnifique, mais ces lieux sont rares et leur accès en est très souvent bien gardé ou simplement loin des pensées mortelles ou immortelles des créatures vivantes de Fadrax.
Ces lieux cachés aux regards ou aux mémoires ne sont pourtant pas épargnés par la guerre ou la souffrance, mais il suffit parfois d'une simple présence pour les apaiser... la présence d'une créature mystique aux ailes de plumes et corps de reptile, aux yeux brillant de mille feux prismatiques...
Une légende parle d'un Finkeline qui aurait combattu aux côtés des Dieux lors de la Première Grande Guerre Fadraxienne. Aux côtés des premiers dragons, il repoussa le Mal qui tentait d'abattre sa domination sur des contrées isolées par la Guerre Divine qui faisait rage quelque part là-haut, au-dessus des nuages, au-delà des planètes, loin des esprits faibles, au plus profond des âmes pures de chaque être vivant. Partout, la magie des Dieux constellait le regard de la chair ou le regard de l'esprit, car les Dieux eux-mêmes se battaient côte à côte sur des champs de batailles indéfinissables...
Mais ce Finkeline alla plus loin, allié aux demi-dieux et aux créatures des Rêves qu'aucun autre n'aurait osé espérer. Il alla loin, très loin dans les Terres Sombres. Quand vint l'heure de la retraite face aux armées regroupées des Maléficiants qui combattaient pied à pied sur leur propre territoire, les forces de la Pax Deï se retirèrent. Quelques-uns restèrent en arrière-garde, pour s'assurer que la sauvagerie des Obscurs ne reviendrait pas les prendre à revers...


205 rue Arquïsle, immeuble de l'agence Ellyn.
15ème étage : locaux de la rédaction "A l'Ombre des Dieux".
- Enfin !
- T'as réussi ? Demanda sans trop oser y croire Staifany.
- Un peu mon n'veu, déclara sans se retourner l'homme en costume sur-mesure.
La porte de la salle de réunion s'ouvrit dans un petit "clac", alors que Skatlan restait à genoux devant.
- Hé bé, ponctua Staifany.
Skatlan soupira bruyamment. Un mois que les clés de l'étage avaient été perdues. Un très long mois pendant lequel la rédaction était inaccessible à ses membres.
Les rédacteurs en chef du journal "A l'Ombre des Dieux" avaient été victimes d'un ignoble coup du sort. Toutes leurs clés avaient été perdues, volées, pulvérisées en une seule nuit de malédiction. En ce 3 décembre 2004, alors que Skatlan fermait l'immeuble avec le trousseau principal, après avoir passé une bonne partie de la soirée à discuter du journal avec Staifany et Armadillo (un nouveau venu), il sentit quelque chose d'étrange. Un sixième sens de piréen direz-vous, et vous aurez raison. Toujours est-il que l'enfance difficile de l'ex-piréen était bien loin, et il ne réagit que trop tard, son sixième sens tardant à identifier la source du problème. Les clés furent attirées au sol, et glissèrent en un clin d'u0153il dans la bouche d'égout au milieu de la rue déserte.
La bouche en question se souleva très légèrement, les clés glissèrent dedans. Les membres du journal se ruèrent au-dessus de l'ouverture, juste à temps pour voir filer une créature ocre dans la lumière blanchâtre des canalisations éclairées.
- Et merde ! Vitupéra Skatlan.
- Qu'est-ce que c'était ? Demanda nerveusement Armadillo.
- Ah c'est rien ça, c'est un lyrhster...
- A tes souhaits, coupa Staifany.
- Une bestiole aimantée, reprit Skatlan, qui parcourt les canalisations en quête de nourriture.
- Oh, dit Armadillo, replaçant une de ses petites boucles brunes sur sa tête, pas rassuré pour deux sous.
- Ils se nourrissent uniquement de matière morte, rien à craindre, mais le problème est que ces foutues bestioles sont très rapides, et que les clés sont de la matière morte, sauf mention contraire.
- Comment on va pouvoir les récupérer ? Demanda la jeune femme.
- On va pas pouvoir, soupira Skatlan, les lyrhsters sont employés par le service de propreté de la ville pour tout récurer sous la surface. Personne n'a accès aux plans des canalisations, et nos clés suivront le lyrhster jusqu'à ce qu'il s'arrête pour les manger. Il peut tout aussi bien être à dix kilomètres que ça ferait aucune différence.
Skatlan se releva, et se gratta la tête.
- Bon, dit-il, dès demain on fera faire un double de tes clés en plastique dur ou en ternolite, Staif.
- Ok, ça devrait empêcher ce genre de choses de se reproduire.
- Espérons.

Mais le sort s'acharna sur les pauvres membres de la rédaction : Leyn se fit voler ses clés par un pick-pocket de génie sur Regalian IV, dans un bazar de magiciens bourrés de protections magiques. La poursuite de l'indigent provoqua la plus grande perte de contrôle magique de l'histoire de Regalian, et on perçut des sirènes runiques et autres effets stroboscopiques plus ou moins mortels jusqu'à trente kilomètres du bazar. Leyn mit une bonne semaine à sortir du coma arcanique dans lequel il fut plongé, avant de pouvoir expliquer aux autres rédacteurs pourquoi ses clés s'étaient vaporisées à vie.
Staifany perdit ses clés de manière incompréhensible. Elle les avait la veille, et plus le lendemain, tout simplement. Ce fut d'autant plus désappointant qu'elle n'était pas réputée pour ce genre de choses, mais l'affaire ne put vraiment aller plus loin, faute de pistes de recherches.
Ils tentèrent directement de contacter Mr Srogan, de l'agence Ellyn à qui appartenait l'immeuble, pour qu'il leur fournisse un ou plusieurs autres trousseaux, mais il était parti en vacances de fin d'années.
Il rentra diligemment à l'agence pour tenter de résoudre leur problème, mais l'administration interne de l'agence Ellyn était plutôt apocalyptique, et un certain Mr Lowry réclama à Mr Srogan un formulaire 28 que celui-ci n'avait jamais eu entre les mains, pour cause de main courante non distribuée dans son service un peu particulier de relations avec la clientèle, ou une histoire farfelue dans ce goût-là. Skatlan apprit en fait que toute l'administration de l'agence Ellyn était constituée de manière à simplifier et clarifier au maximum les démarches des clients, ce qui compliquait d'autant plus celles des services internes, qui faisaient des pieds et des mains pour maintenir une efficacité optimum dans leurs prestations invisibles.
Bref, les clés ne seraient pas là avant un bon moment malheureusement, malgré (ou à cause de) toute la bonne volonté que mettait Mr Srogan.
Tous les membres de la rédaction restèrent donc chez eux, alors que Staifany et Skatlan se retrouvaient régulièrement au pied de l'immeuble pour tenter de résoudre ce problème de taille. Leyn souffrant, leur moyen d'action restait ridiculement petit, et Skatlan ne put pas vraiment faire jouer ses relations pour accélérer le mouvement. "Une semaine, c'est pas la mort non plus", disait-il. Cela se transformait en deux semaines, trois semaines, les jours s'étirant à l'infini dans la rue blanche de neige confortable.

Vint alors Odeen, un matin où les deux rédacteurs en chef écoutaient Leyn expliquer qu'il ne pouvait pas résoudre leur problème, l'immeuble étant inviolable par nature. Skatlan ne demanda pas plus d'explications sur le fait qu'un simple bâtiment avait bénéficié de protections affolantes réservées habituellement aux banques intergalactiques de la NEF (Neogis Exchange of Fadrax, la Bourse stellaire fadraxienne).
Odeen arriva donc, une peluche "mirmo" accrochée au sac à dos, et se pencha un sourire aux lèvres sur la serrure.
- Il parait que je peux faire quelque chose pour vous.
- Qui t'a dit ça ? Demanda Skatlan, assez surpris.
- Ca c'est un secret, mais je crois savoir comment ouvrir ça, je peux ? Demanda en retour Odeen.
- Avec grand plaisir !
Odeen se pencha au dessus de la serrure, alors que des flocons de neige envahissaient tranquillement sa chevelure. Personne ne pouvait voir ce qu'il faisait, mais une curieuse lueur bleutée, parfois mauve, émanait de l'endroit supposé de la serrure.
- Mais qu'est-ce qu'il fabrique ?! Demanda Staifany avec une certaine incrédulité.
- Je n'en sais ab-so-lu-ment rien, avoua Skatlan.
Leyn se contenta de se gratter le menton et de sourire, ne comprenant pas vraiment plus ce que tentait Odeen.
Au bout de deux longues minutes de miroitement bleu-mauve, Odeen exhala un nuage conséquent de buée dans une profonde expiration, et se recula.
Tous regardèrent la serrure (forcément), mais rien n'avait changé. Dans les mains d'Odeen, par contre, un petit tintement se fit entendre. Odeen montra à l'assistance un petit trousseau de clés. Il les donna à Skatlan, qui faisait de grand yeux ronds, l'air ahuri :
- Mais comment ??...
- Tu voulais des clés, non ? Répondit Odeen, l'air un peu fatigué. Je te file les miennes.
- On savait pas que tu pouvais faire... enfin que t'étais... enfin... comment t'as fait ? Demanda encore Staifany.
- Oui, j'aimerais bien le savoir aussi, renchérit Leyn, aussi surpris que les autres.
- Hé bien... pour tout vous dire...
Il se pencha en avant, et murmura :
- C'est magique !
Et il partit, arborant un sourire de satisfaction bien compréhensible...

Skatlan passa la demi-heure suivante à trouver les bonnes clés, et à les faire jouer dans les serrures de l'immeuble et de l'étage. Les clés ne semblaient jamais être les bonnes, mais pourtant elles finissaient toujours par ouvrir les portes. Leyn était rentré chez lui dans le froid et la neige, aussi les deux rédacteurs restants furent les seuls à célébrer leur joie de retrouver leurs locaux.
Cela faisait donc plus d'un mois qu'ils n'avaient pu s'enfouir dans les profondeurs agréables de leurs bureaux lumineux, concentrés sur les ténèbres insondables de leur travail si enrichissant ! Plus d'un mois que... qu'ils s'embêtaient ferme, il faut le dire.
Mais maintenant, par un miracle issu d'on ne sait où, tout était de nouveau accessible...
La rédaction se remit donc tranquillement en route, et les auteurs purent tenter de remettre la main sur les textes prévus pour le numéro 10 de "A l'Ombre des Dieux".
Le soleil brillait de nouveau dans les bureaux, comme si l'hiver n'avait été qu'un songe rapide et agréable. Comme si le quinzième étage ne pouvait être touché par les nuages d'où perçaient des flocons d'un blanc laiteux.
Alors que les locaux semblaient toujours aussi vides de personnes, Skatlan vint se poser, les mains sur les hanches, au milieu de la grande salle principale, qui desservait symétriquement les bureaux, le placard à balais, la salle de maquette et le couloir vers les toilettes :
- Hé ho ! Dit-il à voix haute.
- C'est l'écho, répondit dans un rire Staifany depuis son bureau entrouvert.
- C'est l'échec, plutôt, soupira le jeune homme en costume impeccable. Je n'arrive toujours pas à comprendre ces fainéants, murmura-t-il dans son absence de barbe.
On pouvait en effet remarquer que le silence apaisant régnant sur les bureaux n'était pas dû à la concentration des auteurs, mais bien à l'absence de créatures vivantes à cet étage.
- Bon, dit Skatlan sans se démonter, je descends aux archives.
- Et moi aux toilettes, ajouta la jeune femme d'une humeur tranquille.
- Hum hum.


Skatlan fit jouer la porte blindée sur ses gonds, qui grogna et exhala un air stagnant en s'ouvrant peu à peu. La salle des archives était bien protégée, cela au moins était certain. Dans l'obscurité totale de la pièce, l'éditeur discret s'avança. La poussière semblait toujours s'incruster partout dans ces lieux, comme un sort inéluctable. Des torches murales étranges vinrent éclairer les mouvements d'air qui mettaient en forme les courants de poussière légère remuée par la visite de Skatlan. L'homme au visage vigilant scruta la pénombre ambiante et les zones de clarté, pour repérer par habitude et par curiosité les ouvrages, feuilles ou supports de données les moins recouverts par la pellicule grise du temps. Il repéra l'étagère sur laquelle aurait dû se trouver les documents pour le numéro 10 du journal. L'étagère était d'ailleurs déjà "sale" alors que Leyn et lui-même l'avaient nettoyée, ainsi que le reste de la salle, à peine un mois avant. Les sortilèges de Leyn et son inspection avaient rétabli une propreté sans reproche dans la grande salle hermétique. Rien n'avait pu rentrer dans la salle des archives après leur passage. Il n'y avait pas de fenêtres, pas de ventilation, pas de trou, aucun. il n'y avait que la porte énorme et massive qui fermait sans l'ombre d'un interstice la salle de documentation. Et pourtant la poussière recouvrait déjà tout...
Mais sur cette étagère où reposaient normalement les derniers documents nécessaires, il n'y avait plus rien. Par contre, quelques étagères plus loin, sur la gauche, reposait une sorte de livre fin à la couverture impeccable, aux ornementations sans prétention, bien que la finesse des gravures sur cette couverture en disaient long sur l'importance probable de son contenu.
Skatlan s'approcha du livre, qui ne contenait en fait que quelques pages tout au plus. Il le prit et l'ouvrit, et sut instinctivement de quoi il s'agissait. Skatlan était un piréen, un être dont les prémisses de vie n'ont été que combat et douleur. Il a passé la plus importante partie de son existence à survivre, et en tant que survivant, il a développé un lien étroit avec cet univers qui l'entoure, Fadrax...
Il a appris à vivre avec Fadrax, à sentir l'harmonie et la cohérence sous-jacente derrière chaque chose. Son intuition l'avertit immédiatement du danger et de la réalité de ce qui était inscrit dans ce livret. Un court récit parlant du Père des Ténèbres lui-même...
Rien qu'à penser au personnage principal de ce récit, il sentit des forces stellaires plus vieilles que son monde natal se mettre en branle et converger de manière diffuse vers lui. Ce livre était dangereux, mais il fallait qu'il publie ce texte, il en avait le devoir à présent.
Il referma le livre, et cessa de penser à tout ceci. Il fallait désormais aller de l'avant, et trouver un moyen de rendre moins dangereux le contenu de ces quelques pages. Peu importe que cela soulève des questions sur cette chose que l'auteur de ce livret appelle le "Xinoflu", peu importe que les documents du numéro 10 aient disparu pour laisser place à ce simple texte, peu importe tout cela.
Skatlan referma la salle des archives dans un grand grincement, et remonta les escaliers quatre à quatre.


La salle de rédaction principale...
- Staif ? Appela Skatlan. You-hou ?
Personne ne répondit. Skatlan alla au bureau de sa collaboratrice principale. Il était vide, ainsi que tous les autres bureaux. Il toqua à la porte de Leyn, qui lui donna la permission d'entrer. Il ouvrit la porte sur une obscurité totale où six braseros éclairaient d'une faible lueur rougeâtre une allée d'une vingtaine de mètres vers un bureau gigantesque. Le bureau devait faire trois mètres sur trois, vu de l'extérieur. De l'intérieur, l'allée semblait large de cinq mètres, sur vingt de profondeur donc. Leyn était assis à son bureau impressionnant tout de bois et de sculptures anciennes. Il avait les deux mains appuyées l'une contre l'autre, à hauteur de son visage, chaque doigt touchant son vis à vis de l'autre main dans une symétrie parfaite. Leyn semblait... absent, comme perdu dans ses pensées, le regard rivé quelque part ailleurs. Skatlan entra, et ne fut pas vraiment surpris, Leyn avait toujours eu du mal à garder l'esprit dans une seule réalité.
- Tu n'aurais pas vu Staifany par hasard ? Hasarda le rédacteur en chef, toujours intimidé par l'ambiance régnant dans ce bureau quelque peu... bizarre.
- Non, répondit un écho qui se répercuta jusqu'aux alentours de la bouche de Leyn.
- Et merde, marmonna Skatlan, mais il partit précipitamment en s'apercevant qu'un écho étrange naissait de cette simple remarque, et il refusait de savoir comment cela évoluerait.
Refermant la porte du bureau, il prit avec un certain plaisir la mesure de l'ensoleillement de la pièce. "De quoi déplier une chaise longue et se faire bronzer..." se dit-il, mais un certain livret sous son bras le rappela à la réalité.
Il la chercha un peu partout, mais se reprit quand il en était au point de chercher dans le tiroir venteux de la commode retro de la salle de réunion (oui, il y a un tiroir où il y a du vent, ne lui demandez pas pourquoi). Il se rappela avec une touche navrante à l'esprit qu'elle était allée aux toilettes avant qu'il parte. Il maudit son manque de présence d'esprit et fonça aux cabinets pour dame. Il stoppa net devant la porte et reprit une certaine constance avant de taper trois fois bien nettement.
- Staifany ? T'es là dedans ?
Il ouvrit à demi, et passa la tête à l'intérieur.
- T'es morte ?
Pas de réponse. Il entra, et constata que toutes les portes de cabinet étaient ouvertes.
- ... Ah oui quand même. Bon, où j'ai pas cherché à part dans le local à poubelles ?
Il s'apprêta à partir quand il remarqua quelque chose du coin de l'oeil.
Dans le fond des toilettes, dans le coin qu'on pouvait apercevoir grâce à la lumière solaire de la grande vitre nuage, un trou noir prenait toute la place normalement réservée à un simple carreau de porcelaine. L'homme aux cheveux bruns gominés s'approcha du trou et regarda doucement à l'intérieur. Une galerie de terre creusée assez large en partait vers la droite.
- C'est pas banal ça...
Skatlan sauta à l'intérieur sans prendre le temps de réfléchir plus avant, il était clair qu'il n'y avait pas d'autre solution moralement acceptable pour l'heure, et tout fadraxien ne pouvait ignorer le fait que, dans cet univers comme dans un autre, trop de réflexion nuit à l'action. Une action qui peut se dérouler sans votre accord évidemment, comme par exemple faire disparaître mystérieusement votre actionnaire majoritaire et faire apparaître un drôle de trou dans les toilettes dans une même demi-heure...


Staifany se réveilla avec, non pas un sentiment confus de perte temporaire de mémoire, mais bien une lucidité totale sur les événements.
Elle venait de sortir des toilettes quand elle vit dans le miroir de ceux-ci la dalle du fond se soulever. Comme dans un film d'horreur mauvais marché, elle constata en se retournant brusquement que la dalle de carrelage fin du coin de la pièce se relevait rapidement. Le temps qu'elle réagisse, quelque chose lui bondit au visage à une vitesse ahurissante, ne lui laissant même pas l'occasion de distinguer la moindre silhouette, la moindre forme.

Regardant à présent autour d'elle, elle remarqua qu'elle se trouvait sous terre, dans un tunnel grossièrement creusé, et pas du tout étayé. Une torche à peine accrochée au mur, presque entièrement consommée, et sur le point de se décrocher de son socle de maintien, fournissait la seule source de lumière. Les yeux de la jeune femme eurent un peu de mal à s'habituer à l'obscurité, vu que la dernière chose qu'ils aient contemplé était la lumière d'un soleil flamboyant. Avec un peu de temps, elle observa que le couloir était plus grand qu'elle ne le pensait, peut-être deux mètres cinquante de haut, et de large. Elle n'avait pas froid, et le tunnel baignait d'une atmosphère peu humide, compte tenu de ce que Staifany savait des galeries de terre.
Mais où pouvait-elle bien être ? Et surtout, comment et pourquoi s'était-elle retrouvée là ?
La réponse ne tarda pas trop, sous la forme d'une voix androgyne flottant dans le couloir sans repères :
- Une vieille légende...
La phrase resta en suspens. Il se passa quelques secondes. Rien d'autre ne vint troubler le silence, obligeant Staifany à prendre la parole :
- Une vieille légende quoi ? Veuillez finir vos phrases, s'il vous plaît.
- Une vieille légende parle d'un dragon combattant les démons...
- Comme c'est original.
- ... des démons se battant pour leur propre survie, et découvrant le sentiment enivrant du désir de vengeance pour avoir été repoussés dans les tréfonds de leurs propres terres...
La voix ne semblait même pas avoir écouté la jeune femme, et elle continua :
- Les forces "pacifiques" aux cu0153urs sereins se retirèrent dans leur dignité et leur victoire. Mais les démons refusèrent dans leur étroitesse d'esprit d'en rester là, et harcelèrent les arrières des forces du Bien. Alors certaines âmes dont on avait perdu la trace depuis des éons décidèrent de rester dans les contrées des Maléficiants...
- Super, une bonne baston, ironisa la rédactrice pour l'instant intéressée.
- Nul n'entendit plus jamais parler de ces âmes oubliées, martyres selon les rumeurs...
- Oulala j'ai peur, déclara avec un humour ou perçait une pointe d'appréhension Staifany.
Elle ignorait totalement où la voix invisible voulait en venir, et sa situation semblait de moins en moins rassurante, et le couloir de plus en plus isolé. Staifany commençait à faire plus attention au récit de son interlocuteur, tout en réfléchissant au moyen de se sortir de là.
- ... mais les Obscures Armées savent bien qu'il n'en fut rien, et un petit nombre de survivants de la Première Bataille des Terres Sombres se rappela avec douleur la disparition soudaine de ces adversaires invincibles. Les monstres cruels qui restèrent encore debout après la mystérieuse évaporation de leur bourreaux se souvinrent bien qu'un dragon aux ailes de plumes commandait les forces qui éclairèrent les cu0153urs noirs en ce jour. Leur sentiment de haine et leur soif de vengeance ne furent jamais apaisés, et bien des millénaires fragmentés après ces époques floues et occultées par les Dieux eux-mêmes, ils trouvèrent ce qu'ils cherchaient : l'âme voyageuse du Dragon Déchu.
Staifany osa prendre la torche au mur, et, sentant un léger courant de vent, avança en direction de celui-ci à pas feutrés. La voix suivait le mouvement, comme incorporelle :
- Leur bourreau, né de l'Apaisement, s'était fait sauvage et brutalement meurtrier au contact néfaste des Obscurs. Nullement perverti pour autant, le Finkeline devint un bâtard de sa race, alliant ses formidables pouvoirs sur l'âme et l'esprit de toute chose vivante au chant de la Guerre et de la Mort. Le Dragon Sauvage apporta en ce jour lointain la peur parmi les armées de noirceur, et l'on apprit à le craindre...
- (Mais où veut-il en venir, bon dieu ! Et comment cela, "on" apprit à le craindre ?)
- Le Dragon Déchu avait volontairement fait disparaître son être physique et spirituel lors de la Première Bataille des Terres Sombres ! Il s'était lui-même condamné à des âges entiers d'exil, son âme errant dans l'Arakleïrj, le champ d'énergie invisible à l'origine de tout dans Fadrax, comme une bougie dans la tourmente !!
- Du calme, susurra la jeune femme, à elle-même comme à la voix.
- ... mais le risque en valait la peine : l'âme survécut, et se rattacha à son dernier récif, se mêlant à une autre âme immortelle à jamais... Mais le risque en valait la peine : les Obscurs survivants de ce jour fatidique unifièrent leurs âmes et les lancèrent, eux aussi, dans l'Arakleïrj, à jamais sur les traces du Dragon Sauvage, pour lui faire payer sa dette ! Qu'est-ce qu'une vingtaine d'années quand on a attendu l'éternité ? L'esprit unifié des Obscurs trouva la force de rallier la dimension adoptive du Finkeline tant recherché, et il fut alors aisé de pister le corps mortel dont l'âme mélangée cachait avec une perfection incroyable l'aura quasi-divine qui aurait dû émaner d'elle...
Staifany entendit un bruit au loin, et elle comprit deux choses. Primo, elle percevait dans le lointain étouffement de la caverne lugubre la voix de Skatlan. C'était loin, c'était imperceptible, mais c'était lui, aussi sûr que le soleil perce toujours les nuages un jour ou l'autre. Deuxio, elle se rappela un détail qui tenait trop de la coïncidence pour être anodin : elle avait commencé à se faire tatouer le dos. Elle adorait les tatouages, elle en avait tout un tas d'ailleurs : à la cheville, au poignet, et maintenant (bientôt) sur le dos. Elle adorait son dragon... son dragon aux ailes de plumes, qui s'inscrivait peu à peu sur toute la peau de son dos...
Un dragon aux ailes de plumes... Serait-il possible que la Légende parle d'elle comme du récif de l'âme errante du Finkeline ?
Cela semblait impossible ! Mais qui en aurait juré ? Que faisait-elle, elle, simple humaine, dans une rédaction composée de magiciens et d'humanoïdes aux origines singulières ? Tout cela était peut-être trop incroyable pour être faux. Elle était bien placée pour illustrer le mantra fadraxien qui veut que tout soit possible dans Fadrax, absolument tout...
Le courant d'air s'accentua, s'intensifia, comme s'il devenait presque solide. Skatlan était tout proche maintenant, et courait vers elle, comme elle l'appelait.
- Par ici ! Lui cria-t-elle en avançant prudemment dans sa direction.
- Je vois ta torche, merci, ironisa le piréen.
Elle s'arrêta net en sentant un picotement dans son dos. Skatlan arriva dans la sphère éclairée par la torche de bois. Là où ils étaient, le couloir s'élargissait un peu. Quand Staifany se retourna, sentant ses picotements se faire brûlure, elle vit alors une forme sombre, perchée au plafond. Un humanoïde fait d'ombres étirées, se tenant au plafond dieu sait comment. Il se jeta sur eux, quand quelque chose explosa d'une lumière vive.
Le Dragon Déchu apparu du dos de la rédactrice, se matérialisant dans une gerbe flamboyante de rouge et d'orange. Lui-même était gris cendre, mais ses yeux avaient la profondeur de l'enfer, un enfer réservé à la chose leur bondissant dessus. Le Finkeline déploya bien grand ses deux ailes, projetant des plumes grésillantes alentour, le couloir s'élargissant par une magie plus vieille que la Roue et le Feu pour laisser place à l'envergure impressionnante de l'apparition fantastique. Dans un rugissement presque inaudible de puissance, le dragon arqua son cou et irradia une aura qui souffla la torche et faillit faire perdre connaissance aux deux humains. La créature d'ombres siffla en stagnant dans les airs, comme au ralenti, comme repoussée par l'aura du Dragon Sauvage.
- Nous t'avons cherché si longtemps, meurtrier de nos pairs ! Il est l'heure, Grand Temps, de maintenant payer ! Eructa la forme de ténèbres condensées.
- Retourne dans l'ombre qui t'a engendré, souvenir d'un instant lointain ! Tu ne vis plus depuis ce Jour Sombre, alors laisse à présent ton résidu d'existence retourner à la Paix du Néant ! Y répondit le Finkeline brûlant.
Il y eut un flash encore plus aveuglant de lumière, et Staifany cria de douleur lorsque le Finkeline dispersa en quelques filets d'ombres fuyantes et éphémères l'esprit unifié des Obscurs.

Les deux rédacteurs mirent une minute, dix, vingt, à se remettre de l'apparition. Peu importait en fait, car ils finirent par revenir, encore un peu choqués, par le trou, dans la rédaction. Une voix s'évapora dans la tête de Staifany, une voix rassurante :
- ... Plus rien à craindre ici ... désormais, nous sommes unis ... n'oublie jamais : je veille sur toi ...

En quelques jours, le trou s'effondra sur lui-même, progressivement, malgré les efforts d'Eras pour en faire une cave à vin potentielle, et les efforts de Leyn pour en percer la nature "amusante", selon lui. Staifany rassura le rédacteur en chef sur l'absence de suite à cet épisode, et sur l'intégrité conservée de la sécurité de la rédaction et de ses membres. "On ne risque rien, en tout cas rien de plus que d'habitude" lui confia-t-elle dans un sourire bienveillant après que la dalle de carrelage fut remplacée et qu'un médecin ait attesté que le dos de la rédactrice était tout à fait normal.
"Et le finkeline ?" avait-il demandé. "Lui a toujours été là, et le restera..." s'était-elle contenté de répondre...
Ils purent se pencher plus avant sur les autres mystères entourant leur métier, et plus particulièrement le livret trouvé dans la salle des archives. Rédacteur actif dans le seul et unique journal stellaire de Fadrax, voilà un métier étrange et dangereux...


Par Skatlan.




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