NasH

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Le grand Näsh.



C'était un jour comme un autre, pour une personne comme une autre...
Je me baladais dans mon jardin, mon grand jardin. Laissé à peu de choses près à l'abandon, jamais à le voir prospérer de manière sauvage, et pourtant si pittoresque...
Et voilà que ce jour là, qui ne devait pas être fait comme un autre, je me suis senti aspiré par cette étendue de verdure avec quelques arbres imposants qui coupaient l'horizon. Ce jour là, je suis tombé dans le grand Nash, comme on dit si bien ici !
Le sourire me vient en y repensant, ainsi qu'une certaine mélancolie...
Mais, je m'égare, revenons-en à ce jour précis, à cet instant magique, ou plutôt à ce qui en découla...

J'étais là, moi, Brisby le fougueux, à parcourir ce jardin. Puis, au moment où tout bascula, je pus constater que mon voyage forcé se produisait avec moult effets visuels. L'herbe folle envahit mon champ de vision, totalement, basculant de l'horizontal à la verticale, pour complètement obstruer ma vision. Des racines y poussèrent, ainsi qu'une multitude de choses végétales mais un peu effrayantes de vivacité. Toutes ces choses poussaient à vue d'oeil, alors que je me sentais à la fois irrémédiablement aspiré vers cet écran de vert et complètement paralysé. Un docteur appellerait cela un "dérèglement de l'oreille interne". Ha ! Laissez-moi rire ! Et l'herbe verticale alors ? C'est un dérèglement de mes orteils peut-être ?
Quoi qu'il en soit, cela devenait vraiment terrifiant : je me sentais flotter dans les airs, et voyais mes cheveux claquer devant moi vers un centre de gravité en décalage total avec la réalité. Comme une soufflerie d'aérodynamique, mais en inverse : une aspiration démente vers ce vert omniprésent.
Un creux se forma dans le plan vertical, un goulot de racines et de chlorophylle, qu'on n'aurait pas pu ressentir et expliquer autrement qu'en disant qu'il se formait un portail. Un portail spatio-naturel ? Qu'est-ce que j'en sais... Même maintenant, j'ignore pourquoi on se retrouve soudain à plonger dans le grand Nash...
Peu importe...
La force qui me retenait s'arrêta tout à coup de jouer les contre-gravités, et me voilà lancé...

Le réveil fut doux... étendu dans l'humus frais de feuilles encore vertes, je vis penchés sur moi pleins de chênes vigoureux d'où filtrait une lumière de printemps. Me relevant, m'époussetant, je vis que ce n'était qu'une impression un peu stupide. Je me mis à me gratter la tête, et à analyser tranquillement la situation. Je fis quelques tours sur moi-même. Inutile, je ne reconnaissais rien. Pas de vivres, pas d'eau, pas de repères, et personne qui m'attend.
Même si une petite sueur froide me fit frissonner, je ne perdis rien de mon calme serein, quelle utilité ? Si je paniquais maintenant, ou même plus tard, ça n'avancerait pas mon problème d'un iota.
Je me mis à réfléchir à comment j'étais arrivé là, tout en écoutant les bruits qui m'entouraient et en observant la nature autour de moi. Une aventure étrange, à tout point de vue... une herbe vive qui se dresse en champ de vision et me projette en son sein ? Pfff, fou ou pas, je ne voyais pas la logique ou le message dans tout cela. Ce n'est pas grave, positivons.
Alors, quoi ?... J'attendis un peu qu'une idée ou quelque chose d'autre, fasse son apparition dans mon cortex cérébral raisonné.
Ca y est. Pas de bruits parasites.. Aucun bruit de fond.
Oh bien sûr on entend les oiseaux qui gazouillent, l'eau qui clapote, et les arbres pousser, comme dirait l'autre, mais c'est tout. J'ignore ce qu'il manque au tableau, mais il manque un bruit de fond, c'est sûr. Le bruit de la civilisation, voilà ce qu'il manque, j'aurais dû m'en rendre compte avant.
Le sol sembla froufrouter sous moi, puis plus rien.
Ah, si, un bruit dans le fond, sur ma droite. Tiens, un autre, sur ma gauche, très lointain...
Je tendis l'oreille : des cris. Je tendis plus l'oreille : des cris d'hommes. Pas des cris de secours ou de joie, des cris d'organisation précipitée. Ca se rapprocha, jusqu'à devenir audible, à une centaine de mètres probablement. Je décidai de me taire, le temps de savoir de quoi il retournait (ce n'était pas vraiment le moment de tomber sur une bande de mauvais gars en mal d'occupations utiles).
Ca criait beaucoup, des voix de tous âges et de tous types, hommes ou femmes d'ailleurs, mais pas enfants :
- ... Par ici, vite !
- Plus vite...
- ... en colère ce coup là !
- .. tais toi et dépêche...
- ... se faire attraper ! ... trop bête...
- ... J'ai mal ! ...
- ... Cours !...
- Saloperie !
...
- Encore ...
- ... Tais-toi !

Pareil des deux côtés, une grosse cavalcade pour... pour s'enfuir ? Pour fuir quoi, d'ailleurs ?
Je le sus rapidement : au-delà des frondaisons, un drôle de nuage passait obscurcir la forêt. Au plutôt non, passait illuminer les bois. J'écarquillai un peu les yeux : de la neige... De la neige tombait au coeur de la forêt, de nulle part, comme si elle tombait directement entre les branches des plus grands arbres qui constituaient de leurs cimes le toit de la forêt. Et cette neige, blanche et pure, avançait en un demi-cercle parfaitement localisé, créant un contraste entre ciel de printemps au parterre d'humus vert et sol d'hiver blanc malgré la chaleur des rayons solaires.
Les groupes passèrent à côté de moi, à une vingtaine de mètres tout de même, en m'ignorant. J'entendis le vent se lever, et je crus distinguer, plus loin entre les ronces et les taillis, l'humus qui était soulevé par une bourrasque énorme, comme si une bête invisible courait à notre rencontre en raclant le sol. Une bête sacrément imposante...
Je n'eus que le temps de prendre peur avant de courir à toutes jambes dans la même direction que les autres personnes qui m'avaient dépassé. Je me mis en tête de les rejoindre, pour mieux comprendre ce qu'il se passait. Certains d'entre eux étaient effrayés, d'autres arboraient un sourire malicieux, mais la plupart n'en menaient pas large. L'un d'eux se tourna vers moi, une jeune femme d'une vingtaine d'années, au visage magnifique malgré quelques cicatrices et balafres malvenues :
- Tu es nouveau, toi, pas vrai ?
- Exact, décidai-je d'avouer, plutôt que jouer à celui qui sait sans rien comprendre de ce qui se passait.
- Je connais tout "humpf" tout le monde ici...
- Ici ?
Nous discutions à moitié tandis que nous courrions à vive allure vers je ne sais quelle destination. Quelqu'un loin devant nous cria "par ici !" et le groupe obliqua vers la droite, vers la voix. La jeune femme reprit :
- Ne t'inquiète pas et suis-nous. Moi aussi je suis apparue un jour dans ce monde, comme ça, sans aucune raison apparente.
- Ah ?
Que pouvais-je répondre d'autre ?
- Nous ne courrons pas très longtemps, rassure-toi, alors donne tout ce que tu as !
J'approuvai d'un signe de tête.
- Ah oui, au fait, bienvenue dans le grand Nash !
- Le grand Nash ?
- C'est le vrai nom de la nature qui nous environne... enfin de l'esprit unique qui anime toutes les âmes de la forêt. Une sorte ... d'intelligence collective si tu préfères..
- ...
Je ne répondis rien, car je n'avais pas envie de soulever d'autres questions pour l'instant, et encore moins envie d'avoir d'autres réponses dans ce goût là.

Et la dame avait raison, nous n'eûmes pas à courir longtemps... Le paysage changea un peu : les sapins et les conifères firent place aux chênes...
Tout le monde arrêta de courir, mais ils continuèrent néanmoins à marcher. Personne ne lui adressa vraiment la parole, mais l'ambiance n'était pas froide non plus.
La femme vint le revoir et le prit par les épaules. Tout en reprenant son souffle, elle lui expliqua :
- Bon alors voilà, la nature, dans son ensemble, c'est Nash, ok ?
- Ok.
- Bien. Nash n'est ni gentil, ni vraiment mauvais, juste... juste Nash, quoi. Parfois le grand Nash s'emporte, s'irrite, et cela donne des choses comme tu as pu voir.
- Soit.
- Je sais que ça peut être dur à croire, mais je ne m'en fais pas pour ça. Au bout de quelques semaines, tu t'y habitueras comme si cela avait toujours été évident.
- Passons, dis-je d'un air entendu.
- D'accord. Alors voilà, tu t'es vu transporté ici, dans un portail de feuilles et de verdure verticale, comme une aspiration incroyable, pas vrai ?
- Oui.
Je ne pris pas un air étonné, ça aurait été hypocrite. Elle avait raison, alors j'approuvais.
- On appelle cela tomber dans le grand Nash, tu apprendras vite à connaître cette expression, dit-elle en souriant. Le grand Nash amène ici des gens de tous horizons, et de toutes époques, voire même de dimensions différentes. Prend Gérald par exemple (elle désigna un homme noir d'un certain âge) : chez lui, Goebbels a gagné la guerre.
- Hitler tu veux dire.
- Chez moi c'était Goebbels le grand patron.
- Oh.
- Tu vois ce que je veux dire ? Et encore, nous sommes tous trois de la même époque, en gros, alors que d'autres viennent de monde très éloigné dans le futur ou dans le passé. Arrivés ici un par un, plus ou moins dans cette région, les humains ont fini par se réunir autour des premiers "immigrés" de l'époque pré-médiévale, parce qu'ils étaient les seuls à tout connaître de la façon de construire sa vie dans une forêt.
- C'est si dur que ça ?
- Pas forcément, mais quand il s'agit de trouver de l'eau potable, ou de se nourrir sur toute la longueur, chasse, équarrissage, préparation, cuisson, etc... Les gens de cette époque là en connaissent largement plus que nous.
- J'imagine oui.
Je pensai alors à cette femme et à Gérald, en train de courir après un sanglier dix fois plus rapides qu'eux avec un bout de bois taillé en pointe... et encore, taillé avec quoi ?
- Alors voilà, continua-t-elle. Depuis le temps, on a construit quelques villages et appris à partager connaissances, langues, et destins incompréhensibles. On a l'habitude de récupérer des nouveaux, tu vas vite apprendre comment notre société fonctionne.
- Vous m'avez l'air très soudés.
- Nécessité fait loi... le grand Nash n'est pas vraiment du genre à nous accorder des trêves très...
Elle fut coupée alors que les arbres s'ébrouaient, faisant tomber des centaines d'aiguilles de sapin inoffensives.
- Oh-oh, dit-elle.
- Quoi ?
- Le Nash a plus de mal à... contrôler.. à faire agir, les lieux remplis de conifères. Les vieux résineux ont toujours eu plus de mal à se "mettre en vie". Mais ce n'est pas un sanctuaire non plus, juste une brève période de repos. Il va de nouveau falloir courir, le village est encore a un petit mile.
Je comptais dans ma tête combien cela faisait.. ah oui, je me souviens : un kilomètre cinq. C'est vrai que maintenant qui j'y réfléchissais, elle semblait avoir un drôle d'accent, un accent méconnaissable. Une petite voix d'intelligence me susurra que l'emploi d'un langage fabriqué et commun devait sans aucun doute faciliter les rapports entre gens. De l'espéranto ?
Ils étaient tous vêtus de manière étrange, mais avec une dominante pour le cuir, d'origine animale sans doute. Presque tous portaient des machettes et des lames aux formes parfois étranges. Des armes mal façonnées, des armes forgées pour être efficaces et pratiques, pas pour être esthétiques.
Tout à coup, je me demandai comment leur village pouvait être un lieu sûr, me doutant malgré moi de la conception de ce monde. Je posai la question à ma compagne alors que nous accélérions la marche :
- Le village est une clairière que nous avons agrandie par le feu. On a tout brûlé, et on a versé une gangue de métal sous le sol pour pas que le grand Nash soit tenté de nous "attaquer" par en dessous.
- Pourquoi dis tu "attaquer" comme cela ?
- Parce que le Nash n'est pas maléfique. Il s'en prend très souvent à nous, mais de manière absente, comme si ce n'était pas le but, de nous détruire. Des fois, alors que nous sommes perdus d'avance, les attaques cessent spontanément, pour reprendre d'une autre manière plus tard. Comme si cela faisait partie d'un jeu aux règles inconnues. On est devenu très croyants avec tout cela...
- Croyants ?
- Oui, le culte de la chance... (Elle rit) Autant une blague qu'une religion sérieuse. Quand on est perdu en forêt et que tout ce qui nous entoure se rebelle, le genre humain a tendance à croiser les doigts aussi fort qu'il peut, surtout s'il sait que cela peut cesser d'un instant à l'autre grâce à un hasard mystérieux.
- Oui, je vois le principe, répondis-je en riant.
- On y est presq...
Un vol d'oiseaux se mit à nous couper la route. Le vol nous passa littéralement sous le nez, alors que certains membres de notre groupe se mettaient à tailler dans la masse avec leurs machettes. Cela cessa vite, les quelques dizaines d'oiseaux bleus aux becs sombres étant passés, et ne cherchant pas à revenir. Comme si ont leur avait fait peur ou qu'ils ne nous avaient pas vus...
- Je crois que je commence à comprendre de quoi tu parles, dis-je en reprenant mon calme, les yeux encore nerveux sous le stress.
- Allez, debout, on y est.

La lumière devint plus brillante en rentrant dans la clairière, et je vis le village...
- Bienvenue à Navéal ! Me dit ma préceptrice.
Elle avait oublié de me dire que le village s'étendait autant vers le haut que sur le sol... En regardant droit devant soi, on pouvait voir le bout du village, mais les vingt mètres de haut des bâtisses sommaires, de bois grossièrement taillé, rehaussaient le village aux formes chaotiques d'une impression de grandeur. Ici, la nature avait reculé pour laisser place à la civilisation...encore une fois...
Tout n'était qu'un enchevêtrement assez espacé de lianes, de troncs évidés, de masures probablement confortables et de rambardes de sécurité, le tout fixé à la cheville de bois si efficace ! C'était beau, mais mon dieu quel désordre visuel ! Les gens affichaient un air tranquille et volontaire de ceux qui recommencent leur vie après avoir tout perdu. L'air était doux et le vent charriait des odeurs de cuisine agréable...
La jeune femme me susurra à l'oreille :
- Ceci est un lieu de science et d'évolution constante, les avis constructifs sont obligatoires, mais les critiques mal acceptées...
- Très bien, je m'en souviendrais.
- Je m'appelle Sivän.
- Et moi Brisby.
- Viens, on va essayer de trouver des gens de ton époque, qui seront plus à même de t'expliquer comment t'intégrer...

Alors voilà ? Le sort en était jeté ? Finie la vie d'antan, bonjour le grand Nash ?
... et bien, après tout... pourquoi pas ? Mais alors par pitié, plus de fruits de Thulsan, ça me file une de ces...


Par Skatlan.



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