HailinG

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Haïling



Près du lac, un arbre. C'est toujours près de cet arbre que je viens m'étendre et me reposer à l'ombre de son feuillage vert émeraude qui parait doux comme des plumes. Je m'allonge sur l'herbe délicate qui forme un tapis souple sous mon corps. Souvent je bouquine. D'autres fois, je me dévêtis et je vais me baigner dans les eaux profondes et fraîches du lac. Je n'ose pas nager jusqu'à la chute, elle m'impressionne trop.
Pourtant un jour que je m'en rapprochais, j'ai vu quelqu'un. Juste derrière le rideau d'eau de la chute, donnant à cette dernière l'épaisseur d'un voile. C'était un jeune homme. Un guerrier, sûrement, vu ses habits et ses armes. Il paraissait surpris de me voir ici, dans l'eau. Et je ne l'étais pas moins de le voir derrière la chute à environ trois mètres au dessus de la surface du lac. On s'est regardé pendant quelques minutes, séparés par le chahut de la cascade qui empêchait toute communication orale. Puis il a disparu dans le fond de la cascade.
Lorsque je suis rentrée au village et que j'ai raconté mon histoire à mes parents, frères et soeurs pendant le repas, j'ai été assaillie de questions : "Nous ressemblait-il ? Oui, était-ce un Haïling, comme nous ? Vers où est-il parti ? Avait-il l'air méchant ? D'où venait-il ? Quelles étaient ses armes ? T'a-t-il menacée ?..." Autant de questions auxquelles je ne sus répondre : j'avais simplement vu quelqu'un, nous ressemblant fortement (mais peut-être pas les oreilles aussi pointues que nous...) et aussi surpris de me voir que moi de le voir. Pas de méchanceté, pas de direction par laquelle il est venu, ni vers laquelle il est parti, pas de détail de ses armes, rien, je n'ai rien su leur dire.
Ils m'ont aussitôt emmenée voir le Sage du village qui m'a posé, à peu de choses près, les mêmes questions. Mais mes réponses n'ont pas évolué (sauf peut-être pour les oreilles...).
Le Sage nous a alors congédiés en nous disant de ne pas nous affoler. Je ne l'étais nullement d'ailleurs. Je ne comprenais pas pourquoi cela soulevait tant d'agitation. Après nous avoir renvoyés chez nous, le Sage alla parler au chef qui, le soir même, réunit tous ses guerriers et leur demanda d'être extrêmement prudents, de jour comme de nuit, car nous pourrions être attaqués. Je le sais car un des guerriers en pince pour moi et me raconte tout ! Il s'appelle Hovertin, il est bien gentil, courageux et tout ça, mais il ne m'intéresse pas. Je préfère aller sous mon arbre bouquiner ou rester dans la bibliothèque du village les jours de grand froid à lire tout ce que je peux.

Puis les jours ont passé, les esprits se sont calmés et la vie a repris son cours normalement : les soldats pouvaient rentrer chez eux le soir et dormir en paix. Le village a oublié mon histoire, mais pas moi. Pas un jour ne passait sans que je pense à l' "homme de la cascade". Avec le recul, j'ai réalisé que je m'étais sentie en sécurité lorsque je l'avais vu. J'étais bien, et je savais que c'était sa présence qui m'avait fait cet effet. Mais je me gardais bien d'en parler, vu l'affolement que ça avait créé. J'essayais autant que possible d'oublier toute cette histoire, ou du moins, de la recaler à un coin peu visité de mon cerveau.
Oui mais voilà, aujourd'hui, je sens que quelque chose va arriver. Il est tôt le matin, le soleil n'est pas encore levé et je suis déjà réveillée. L'été étant bien avancé, les volets de ma chambre restent ouverts la nuit, ainsi que la fenêtre pour laisser entrer l'air frais et l'humidité de l'ombre qui recouvre la planète quand nous dormons. Quelque chose ne va pas. Pourtant, il fait bon, la maison est calme, tout est normal vu l'heure qu'il doit être. Je prends le bouquin sur ma table de chevet et je continue à lire l'histoire passionnante que j'ai commencée la veille. Etonnamment, malgré le marque-page, je ne reconnais pas l'endroit où je m'étais arrêtée de lire. Ça n'a aucun rapport avec l'histoire que j'ai entamée. Je reprends quelques pages plus avant pour me rafraîchir la mémoire au cas où j'étais en train de m'endormir sur les dernières pages, ce qui expliquerait l'oubli de cette partie de l'histoire. Mais non, quelques pages avant, je ne reconnais toujours pas. Je reprends du début : ça n'a rien à voir !!! Ca ne parle que de magie, de sorts et de combats, avec des sortes de recettes pour fabriquer des potions en tout genre et leur utilisation expliquée sur la page en vis-à-vis et savamment illustrée. Incrédule, je feuillette rapidement tout le volume jusqu'à apercevoir un dessin qui m'attire l'oeil. Mais oui ! C'est bien lui ! L' "homme de la cascade" ! Je m'empresse alors de lire sa description mais je ne comprends pas les caractères qui couvrent la page... on dirait une autre langue.
Bon, je ne vais pas réveiller tout le monde pour ça. Après tout, j'ai dû commencer ce livre hier soir mais j'étais tellement fatiguée que je ne m'en souviens pas du tout. Je vais aller à la bibliothèque et voir si je trouve un ouvrage me permettant de déchiffrer cette étrange langue.
Après de longues minutes de recherches infructueuses dans les rayonnages poussiéreux où sont stockés les plus vieux de nos écrits, je m'arrête sur un ouvrage de linguistique occulte. Au moment où je m'en saisis, j'entends un grincement à l'autre bout de la pièce. Je sors du rayonnage et vais jusqu'à la source du bruit. J'inspecte le mur qui s'offre à moi, mais je ne vois rien qui... tiens ? Des marques par terre ? Mais ? Ce meuble est nouveau ?
Une petite table adossée au mur me fait face. Je ne l'avais jamais vue. Un énorme grimoire recouvre la totalité de sa surface, et pourtant, il est fermé. Mais pas un grain de poussière ne le recouvre - contrairement au traité de linguistique occulte que j'ai toujours à la main. Je vais chercher une chaise et m'assois à la table. Je pose le traité de linguistique par terre pour pouvoir ouvrir le grimoire. Ce dernier est rempli de la même écriture que celle trouvée à côté de l'image qui m'intéresse.
Intriguant.
Je pose par-dessus le traité de linguistique et commence à chercher. Soudain, une porte qui s'ouvre : l'intendant de la bibliothèque arrive, il est déjà si tard ? Car il est réputé pour ne pas être un lève-tôt... Il m'aperçoit du fond de la pièce et se dirige vers moi à grands pas :
"Eh bien ma petite Adïwenn, déjà levée ?"
Surprise qu'il me fasse une telle réflexion alors que lui arrive rarement avant le milieu de la journée je lui rétorque : "Il ne doit pas être si tôt que ça puisque vous êtes là !"
- Ah ! Ma réputation me précède toujours ! répond-il en riant. Et pourtant... j'ai vraiment eu beaucoup de mal à dormir cette nuit, le soleil vient à peine de se lever mais je n'arrivais plus à dormir du tout. Alors, pour ne pas réveiller Magdaïlena, je suis venu ici. Mais toi, que fais-tu avec ce gros volume ?
Ne voulant pas lui mettre la puce à l'oreille je lui réponds simplement :
- Il m'a paru étrange et j'ai voulu le lire. Mais comme il est écrit bizarrement, j'ai aussi pris de quoi le traduire ! D'ailleurs, je vais aller près du lac avec ces livres si vous me le permettez, j'y serais mieux qu'ici.
- Ah, cette poussière est redoutable ! Je comprends que tu préfères le plein air, s'exclama-t-il.
Et sans lui laisser le temps de réagir plus avant, je récupère les bouquins, lui fait un petit signe d'au revoir et je file comme l'éclair près du lac, sous mon arbre.
Arrivée près du lac, pantelante de ma course avec l'énorme grimoire qui pèse son poids sous le bras, je me jette sous l'arbre à ma place habituelle, et je commence à potasser le traité de linguistique, jusqu'à trouver une langue magique ressemblant à celle que je cherche.

"Mince le soleil se couche déjà ?!? Pinaise, j'ai pas beaucoup avancé dans mes recherches, même si je suis sûre que j'ai le bon manuel pour trouver la traduction de cette étrange langue. Je suis surprise que M'man n'ait pas envoyé un de mes frères m'appeler pour le repas de la mi-journée..."
Arrivée à proximité du village, le bruit assourdissant du silence total m'agresse les oreilles : même en plein coeur de la nuit après une fête tellement arrosée que tout le monde dort à poings fermés, le village n'est pas aussi calme... Nous avons bien quelques animaux qui font du bruit, et les oiseaux de nuit chantent, ainsi que les grillons. A cette époque de l'année, en plein jour, même si aucun Haïling n'est dans le village, il bruisse de mille sons : une poule qui picore, une cane qui appelle ses petits, le ruisseau qui coule, les oisillons qui réclament à tue-tête de la nourriture, les cigales qui s'en donnent à coeur joie. Mais là... Rien. Je commence vraiment à avoir peur. Surtout que le soleil vient de complètement disparaître derrière la colline. Je pénètre à l'intérieur du village à pas de loups en prenant bien soin de ne pas troubler le calme parfait qui m'entoure. Une chance que ma maison soit proche de l'entrée du village : j'y arrive sans encombre et entre toujours le plus silencieusement possible.
"Crouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiick" Flûte, raté pour la discrétion ! Ces portes en bois alors... je reste figée sur place, aux aguets, attendant de voir s'il y avait une réaction quelconque ici ou là. Mais rien, toujours rien.
J'entre alors dans la maison pour constater qu'elle est aussi vide que l'est apparemment le village... aucune trace de ma famille, ni de mes chats; aucune trace de lutte non plus et la porte n'était pas forcée. Inquiète sans toutefois être paniquée, je me demande vraiment ce qui a pu se passer. Je pose mes livres sur la table, je monte dans ma chambre récupérer ma dague et je redescends aussitôt pour inspecter le village. Sur le pas de ma porte je constate qu'il commence à faire très noir. J'attends un peu, voir si des lumières apparaissent aux fenêtres, mais aucune maison ne s'illumine. Je récupère une pierre de lune, au cas où j'aurais besoin de lumière. En attendant, ma vue perçante n'est pas troublée par le noir d'ébène qui s'abat sur le village. Je lance un "Eho ?" hésitant à haute voix, enfin, il me semble que c'est à haute voix... Rien ne bronche. Pas une feuille n'est froissée par une brise qui d'ailleurs ne souffle pas. Je fais rapidement le tour des chaumières pour m'apercevoir qu'elles sont toutes dans le même état que la miennes : vides de toute âme. Il ne reste que les objets. Aucun animal, insectes compris, ni aucun Haïling n'est visible à des kilomètres à la ronde. Et toujours ce silence et ce noir si lourds et immuables. Comme si le noir absorbait les bruits. Moi-même en me déplaçant, je ne fais aucun bruit. Bon, allez, j'avoue, la panique commence à s'insinuer dans mon esprit : qu'a-t-il bien pu se passer en mon absence ? Je n'étais pourtant qu'à cinq minutes à pieds du village ! S'ils avaient tous décidé de partir, ils m'auraient prévenue ! Surtout qu'ils savent tous où je suis quand je ne suis pas au village...
Le plus étrange c'est qu'il n'y a aucune trace, mis à part les miennes. On dirait qu'ils se sont tout simplement volatilisés !
Me voilà devant le dernier bâtiment non encore inspecté : la bibliothèque.
J'entre.
Ma foi, aussi vide que les autres, apparemment. A tout hasard, je parcours tous les rayonnages jusqu'à arriver à la petite table sur laquelle j'avais trouvé le grimoire. Elle n'y est plus ! Et pourtant, les traces au sol y sont toujours... Réfléchissons, ce matin, j'ai pris le traité de linguistique... ici, dans ce rayonnage. De là, je ne vois pas ce qui se passe là-bas. Le livre était, voyons, il doit encore y avoir l'espace, puisque je l'ai à la maison et que ce rayonnage n'est jamais touché par personne. Pourtant, je ne le vois pas !
Bon, disons que je l'ai pris, euh, là. J'enlève donc l'ouvrage qui le remplace - mais ? ce grincement ? Je me précipite là où la table avait disparue : là voilà à nouveau !
Récapitulons : ce matin, j'ai pris le traité de linguistique, entendu un grincement, vu la table apparaître avec le grimoire. Je suis partie avec le tout, enfin, j'ai laissé la table, mais j'ai pris les deux livres. Je m'isole là où tout le village sait que je vais habituellement (et ne se gêne jamais pour venir m'y embêter !), je potasse les bouquins sans grand succès et à la fin de la journée, je rentre au village, que je trouve exempt de toute chose vivante à part moi. Je reviens à la bibliothèque, le traité de linguistique a été remplacé sur le rayonnage, la table a disparu. J'enlève le livre de remplacement, beaucoup moins poussiéreux que les autres, hop, j'entends à nouveau le grincement, et, ô surprise, la table réapparaît. Bon, y'a un mécanisme sur le rayonnage, c'est clair, mais ça n'explique rien d'autre !!! D'autant que la table est vide cette fois-ci.
Bon, et ce livre, qu'est-ce donc ? Ah ! Un traité de magie ancestrale. Ben voyons ! Et pourquoi pas un traité sur la magie des eaux du lac tant qu'on y est ! Je feuillette vaguement le manuscrit avec peu d'espoir qu'il puisse m'aider. Mais mon regard est attiré par une page colorée : encore l' "homme de la cascade" !!! Cette fois-ci, ce qui est écrit à côté est dans ma langue :

"Cet être dont le nom est inconnu, appartient au peuple Gaïlin et vit derrière les chutes d'eau. Il y a quatre cents ans, il a été expulsé de son village par le Sage qui le croyait maléfique. A la suite de quoi tout le peuple Gaïlin a disparu mystérieusement de la surface de la planète. Le voir est un très mauvais présage."

Eh ben, je ne suis pas très avancée avec ça. Ca serait de sa faute ? Je ne peux pas le croire, il avait l'air si, euh, si surpris simplement. Et puis de quand date ce grimoire ? Ah ! Là : "1082" et nous sommes en 1359, cela fait donc environ six cent quatre vingts ans qu'il est soi-disant exilé. Etrange quand même. Je ne connais aucun être capable de vivre aussi longtemps... Si j'arrivais à le retrouver, peut-être que je saurais ce qui est arrivé au village.
N'attendant pas une minute de plus, je récupère le bouquin, passe chez moi prendre les deux autres et je me dirige droit vers le lac. La nuit, toujours aussi opaque et silencieuse, semble pourtant plus légère à proximité de l'eau. La cascade dégage une clarté qui me permet de distinguer parfaitement le lac du reste du paysage. Le silence est toujours aussi total, malgré la chute d'eau qui coule sans discontinuer et étrangement sans bruit. J'essaye de voir au-delà du voile formé par l'eau de la cascade, mais il me parait épais comme trois murs de maisons. Je m'assois alors dans l'herbe et j'allume ma pierre de lune qui se met à briller de mille feux au bout de quelques instants. C'est merveilleux. Je n'arrive pas à m'y faire, ces pierres de lune me fascinent. Passons. Je reprends mes esprits et commence à chercher dans les trois volumes quelque chose qui puisse me donner un indice.
Un bruit d'eau.
Je lève la tête et constate que la lumière de la pierre de lune a comme métamorphosé la cascade. On la dirait faite de soie transparente et franchissable d'un pas. Comme envoûtée par cette vision, je me dirige droit vers elle, laissant mes livres sur l'herbe derrière moi. Je rentre dans les eaux du lac comme si je passais à travers un songe, sans me mouiller et rejoins la cascade, que je soulève de la main. Une fois derrière ce rideau d'eau j'aperçois une lumière briller tout au fond de ce qui ressemble à une caverne. Je me dirige vers elle, toujours dans le silence absolu et comme hypnotisée. J'arrive près de cette lumière pour constater que je suis dans un tunnel qui débouche sur verte prairie éclaboussée de soleil à m'en faire détourner les yeux. Après quelques instant pour m'habituer à la clarté, je relève la tête et regarde mieux : au bout du champ, une maison.
Seule.
J'avance vers elle, persuadée que toutes mes réponses s'y trouvent. Je suis sur le pas de la porte. Je tape doucement "toc toc toc". Des pas dans la maison ! La porte s'ouvre sur l' "homme de la cascade", le Gaïlin exilé par son peuple il y a presque six cent quatre-vingts ans. Ou son descendant.
"Bonjour, je m'appelle Raelfïnn" me dit-il avec un grand sourire, aucune surprise ne se peignant sur ses traits. "Je suis content que tu sois là, je t'attendais."
Bouche bée, je ne réussis qu'à ouvrir plus grand mes yeux d'étonnement. Tant et si bien qu'il se mit à rire :
"C'est une longue histoire. Mais tu devais venir ici. Ta vie est avec moi. Tu l'as su le jour où tu m'as vu derrière la cascade. Tout comme je l'ai su ce même jour." Commença-t-il. "La différence entre toi et moi cependant, c'est que tu ne sais pas lire le Gaïlin, tu n'as donc pas pu comprendre ce qui était consigné dans le grimoire que je t'ai mis à disposition. Ce n'est pas bien grave," dit-il, se voulant rassurant, "j'ai le même ici, je ne t'avais donné qu'une copie. Et puis... je connais l'histoire par coeur depuis le temps !" Il sourit puis me regarde tendrement, attendant que je dise quelque chose.
Je ne comprends pas comment il fait pour ne pas rire en me regardant, je me sens avec l'air ahuri comme jamais et j'ai toujours fait rire tout le monde quand j'étais ahurie. Quoi qu'il en soit, je ne sais pas vraiment quoi dire...
"Euh, je m'appelle Adïwenn et je suis une Haïling. Tous les gens de mon village ont disparu pendant que j'essayais de déchiffrer votre grimoire, et... et, j'ai appris que de vous voir annonçait un mauvais présage, et qu'en plus quand vous avez été exilé, votre peuple a disparu totalement." Quelle voix saccadée, on dirait une enfant de six ans apeurée qui parle... bon, okay j'ai un peu l'angoisse, mais je n'ai plus six ans !
Il me sourit et déclare en me montrant un fauteuil accueillant : "Installe-toi."
Ce que je fais sans me faire prier tellement je sens la consistance de mes jambes se rapprocher dangereusement de celle du coton.
Une fois assise, j'ose enfin regarder droit dans les yeux cet homme qui malgré tout me fascine. Son regard si tendre et compréhensif me fait me détendre tout de suite et cette sensation de bien-être ressentie lors de notre première rencontre s'empare à nouveau de moi. Je souris. Il reprend :
- Voici toute l'histoire :
"Il y a environ sept cents ans, nos deux peuples vivaient en harmonie. Le tien d'un côté de la cascade, le mien de l'autre. Nos deux peuples n'étant pas belliqueux par nature, nous n'avions aucune raison de nous faire la guerre. Nous vivions donc pacifiquement, sans toutefois nous côtoyer, jusqu'au jour où mes parents me mirent au monde. Très vite, curieux comme je l'étais, j'émis le désir de franchir la cascade et aller voir ce qui se trouvait derrière. Bien entendu, mes parents, puis ensuite le Sage et le Chef du village me l'interdirent formellement en invoquant des raisons toutes plus absurdes les unes que les autres. Etant encore gamin, je leur obéis et passai mon temps juste derrière le rideau de la cascade, assez loin toutefois pour ne pas me faire voir de vos baigneurs.
De votre côté, le Sage et le Chef de votre village savaient et avaient convaincu votre peuple de ne jamais vous approcher de trop près de la cascade. Tu connais ton peuple : aucune magie ne l'habite. Or mon peuple vivait grâce à la magie. C'est comme cela que cet endroit existe d'ailleurs.
Chacun de nous possédait un pouvoir dès la naissance. Un pouvoir puissant et précis j'entends, car sinon, nous avions tous des menus pouvoirs comme faire jaillir de l'eau d'une fontaine ou voler. Enfin, pour nous c'étaient de menus pouvoirs.
Votre peuple n'en possédait aucun. Mais votre Sage, le Sage des Sages, avait un grimoire. Et pas n'importe lequel. Il avait l'Ancien Grimoire, Le Premier d'entre les Premiers. Le Grimoire fondateur de toute Magie. Et il savait s'en servir.
Nos deux peuples avaient un pacte tacite : chacun reste chez soi et pas d'ennui. Nous étions trop différents pour permettre la rencontre entre nos deux peuples. Le premier des deux qui aurait fait un faux pas aurait été détruit par l'autre. Malheureusement, j'ai fait ce faux-pas, mais heureusement, tu viens de le faire aussi !"
Il laissa échapper un soupir de satisfaction et continua :
"Voilà comment ça s'est passé pour moi : au jour de mes dix-huit ans, il y eut une fête immense au village, pour mon anniversaire. Mes parents faisaient partie des gens les plus importants du village et mon pouvoir était un des plus impressionnants : je commandais le feu mais aussi le Soleil ! Après la fête bien arrosée, tout le village partit se coucher. Mais je n'avais toujours pas sommeil et je vins me réfugier aux abords de la cascade. Il faisait nuit. Noire. N'ayant pas votre faculté à voir dans l'obscurité et étant persuadé qu'il n'y avait personne au lac, je fis se lever le soleil. Quelle ne fut pas mon erreur !!! Un jeune couple batifolait dans l'eau sans que je l'aie vu et fut paniqué lorsque le soleil se leva. Ils me virent alors derrière la cascade et repartirent à ton village en hurlant "Un sorcier !! Un sorcier !!!" Forcément, ils ont réveillé tout le monde, et, bien que j'aie eu la présence d'esprit de recoucher le soleil et de retourner en courant à mon village, le discours que fit le couple à votre Sage des Sages suffit à le convaincre : mon peuple avait fauté et devait disparaître. Il prit contact avec notre Sage et tinrent conseil une journée entière à l'issue de laquelle tout mon village fut convoqué. Sauf moi. Ils m'envoyèrent à mon lieu de retraite, près de la cascade et construisirent des barrières magiques résistantes au feu pour m'empêcher de m'enfuir. Je restai là des jours entiers à pleurer ma bêtise, sans savoir ce qui allait arriver à mon peuple.
Je ne voyais plus aucun des tiens venir près du lac. J'étais seul, isolé et emprisonné.
Puis, un jour, les protections disparurent et je pus enfin retourner à mon village. Quelle ne fut pas ma surprise de voir qu'il ne restait plus que ma maison ! Tout le reste avait disparu, comme volatilisé. Et c'est sur cette table que tu vois là que je trouvai le Grimoire. Que je lus. Et je découvris ce qui s'était passé pendant mon isolement :
Votre Sage des Sages était venu rendre visite à au nôtre pour jeter le sort qu'ils avaient tous deux convenu sur mon peuple : le déplacer dans un autre plan d'existence. Ma faute n'avait quand même pas été aussi grave que je l'avais cru, et votre Sage n'était pas le Sage des Sages pour rien. Il envoya mon peuple, sain et sauf, dans un plan qui ne leur serait pas néfaste, mais en me laissant là, près de vous, condamné à vivre seul. Ce que j'appris en parcourant plus avant le grimoire, c'est que notre Sage avait aussi le droit de me jeter un sort, à moi, le fautif, avec l'accord de votre Sage. Etant donné que je n'avais nullement commis cette faute volontairement, que j'étais un bon Gaïlin et, qu'après tout, quelqu'un de votre peuple pourrait être aussi imprudent que moi, mon sort fut que je vivrais, seul, jusqu'à ce que qu'un Haïling commette la même erreur. Et à ce moment-là, vu que l'équilibre serait rétabli, ton peuple irait rejoindre le mien et ensemble, ils recommenceraient leur cohabitation pacifique. Je pouvais bien sûr me faire voir de vous à travers la cascade, mais pendant quatre cents ans, votre Sage avait formellement interdit l'accès au lac, tant et si bien que votre village possédait de hautes barrières en empêchant l'accès. Puis votre Sage vit ses derniers jours arriver, alors, pour être sûr de ne pas voir la prophétie se réaliser il écrivit ceci à côté d'une représentation de moi, dans le Grimoire qu'il céda à son Second :

"Cet être dont le nom est inconnu, appartient au peuple Gaïlin et vit derrière les chutes d'eau. Il y a quatre cents ans, il a été expulsé de son village par le Sage qui le croyait maléfique. A la suite de quoi tout le peuple Gaïlin a disparu mystérieusement de la surface de la planète. Le voir est un très mauvais présage"

"Oui," lui dis-je, "je l'ai lu effectivement."
Il sourit et reprend :
"Et tu y as cru, mais c'était trop tard. Tu m'avais déjà vu et à ce moment-là, tu ne me considérais pas comme une menace. La prophétie s'était donc réalisée : quelqu'un de ton peuple avait fait un faux-pas. C'était toi, par hasard, sans le vouloir, tout comme moi. Le temps que ça a pris pour faire disparaître ton peuple correspond à la durée de mon isolement derrière la cascade. Et pendant tout ce temps, à chaque fois que je te voyais au lac, j'espérais secrètement que tu oses franchir le rideau de la cascade. Mais tu la regardais toujours craintivement, même si je sentais tes regards s'attarder à l'endroit où nous nous étions aperçus la première fois.
Je ne savais pas qu'en fait, il avait suffit de la première fois pour rétablir l'équilibre. Quelques jours de plus étaient nécessaires au sort de déplacement pour faire effet. D'ailleurs, ce sort était différent de celui subi par mon peuple : pour ton peuple, les maisons et objets sont restés là car ils ont été dupliqués.
Tu comprends donc qu'il existait un autre lien entre mon village et le tien que la cascade : derrière cette maison il y a une petite trappe que je peux ouvrir d'ici, mais qui peut également s'ouvrir à partir de ta bibliothèque, comme tu l'as constaté. Cela m'a bien aidé, car j'ai pu donc te glisser une copie du grimoire dans la cachette que tu as trouvée sans mal. C'est ce passage qu'avait utilisé le Sage des Sages pour venir parler à mon peuple avant de le faire disparaître, sans que je m'aperçoive de quoi que ce soit."
Il marque une pause, puis ajoute :
"Une fois que le sort de déplacement fut jeté, tu t'es retrouvée seule et je cherchais un moyen de te faire venir à moi sans aller te chercher. Car je n'étais pas vraiment sûr que c'était ce qu'il devait se passer. J'ai donc fait en sorte que le soleil se couche et ne se lève pas chez toi, mais ta pierre de lune t'a empêché d'apercevoir la lueur du soleil de chez moi pour t'attirer jusqu'ici. J'ai donc fait du bruit, puisqu'il n'y en avait pas. Etant dans l'impossibilité de faire faire du bruit à la cascade en la touchant car pour moi elle n'est qu'un rideau, j'ai jeté des gravillons dans le lac. Et cela a attiré ton attention.
Tu connais la suite."
Devant mon expression incrédule il reprit la parole :
"Tu veux retourner chez toi pour être sûre ? Je peux te faire passer par l'autre passage si tu veux".
"D'accord." Autant aller vérifier une dernière fois et récupérer les manuscrits.
Il m'amène donc devant la fameuse trappe, qu'il ouvre à l'aide d'un mécanisme bizarre. Il se glisse à l'intérieur et m'invite à le suivre. Ce que je fais.
Le noir total nous engloutit et, avant que mes yeux n'arrivent à s'accommoder, nous voilà déjà dans ma bibliothèque si familière.
Toujours ce silence et cette absence de vie. L'endroit me devient de plus en plus antipathique.
Je récupère deux trois de mes livres favoris et me dirige vers ma maison. Raelfïnn me suit à deux pas derrière, sans rien dire. Je récupère quelques bricoles à moi et continue ma route vers le lac. Les livres sont toujours là, tels que je les ai laissés un peu plus tôt. Je les referme, les prends sous le bras aussi, mais Raelfïnn s'empare des plus lourds. "Attends, je vais t'aider. Voilà. Cela veut-il dire que tu acceptes de vivre avec moi ?" me demande t-il les yeux remplis d'espoir et de tendresse comme je n'en avais jamais vu.
"Je crois que je n'ai pas vraiment le choix," je lui réponds. Et devant son air dépité, je m'empresse d'ajouter, en lui renvoyant son regard : "Mais rien ne me fait plus plaisir que ça !"


Par Staifany.



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