ValariaN

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L'invasion



Lord Valarian monta sur les derniers créneaux encore sous contrôle des elfes. La pluie battante l'indifférait, mais la boue et le sang qui tâchaient par endroits son armure dorée, fine et ouvragée, l'incommodaient.
La fatigue commençait la lente sape de ses forces, plongeant ses muscles dans une longue torpeur que faisait refluer l'action.
Les gobelins prirent pied depuis leurs échelles raccommodées sur les remparts du château. Les guerriers elfes de la garde étoilée de Valarian se lancèrent sur eux avec une fluidité féline et un talent martial consommé.

La nuit n'en finissait pas, comme partout où se trouvaient les hordes gobelinoïdes. Là où leurs armées innombrables avançaient, le soleil reculait, laissant place à une nuit mystique sans étoiles, d'un noir d'encre, que perçait avec difficulté la lueur des torches omniprésentes sur les champs de batailles que les gobelins créaient dans leur sillage.
Partout où ils allaient, la ruine, la mort et la destruction les suivaient.
C'était au tour des Passes de Saïhan, les derniers retranchements avant les Terres Elfiques, d'être envahies.
Les Passes étaient désormais plongées dans une nuit sans fin, comme une annonce funeste précédant l'invasion.
Le château de Rahn était le "gardien" d'une de ces Passes. Un fort faisant barrage à l'un des accès étroits du labyrinthe torturé de pierres et de pics qu'étaient les Passes.
Il existait une multitude de ces forts pour barrer les entrées des Passes qui menaient au royaume elfique, mais Lord Valarian devait pour l'heure lutter pour la sauvegarde très compromise de ce castel-ci.
D'une âpre bataille sur les remparts d'une hauteur vertigineuse, la garde étoilée parvint à garder pied et à repousser la première vague de créatures malingres en armures dentelées.
Les elfes se battaient à cent contre un, et parvenaient pour l'instant à s'assurer quelques répits, mais la fatigue et le harcèlement des gobelins finiraient par avoir raison de leur héroïsme. Lord Valarian ne pouvait pas faillir, car une fois le fort tombé, il ne resterait plus rien pour défendre les majestueuses cités qui s'étendaient derrière les Passes.
Les gobelins avaient déferlé tant et si fort sur les contrées elfiques qu'aucun espoir ne semblait permis. Que pouvait faire Valarian contre tant d'ennemis ? Que pouvait faire ses siècles d'entraînement face à tant d'acharnement et d'abnégation ? Que pouvait-on faire à quelques milliers contre des millions ?

La pluie lavait le sang qui teintait déjà le mur d'enceinte titanesque de rouge profond, mais l'eau faisait aussi remonter l'odeur des centaines de cadavres qui pourrissaient déjà en bas des remparts et dans les nombreux donjons. Valarian profita d'une accalmie dans les assauts ennemis pour arracher un pan de sa cape rouge et nouer un garrot autour de son bras blessé. Il vit les enluminures de son armure céder le pas aux éraflures et aux tâches de couleurs brunes. Tout l'art fin et précis des elfes ballotté par la rage des batailles perdues d'avance. Une pointe de mélancolie étreint le coeur triste de Valarian. Personne ne survivrait à cette nuit, pas même lui.

Mais il devait le faire... Il devait accorder tout le temps nécessaire à son peuple pour fuir ce massacre sans nom. Le peuple elfique devait quitter ses cités de splendeur qui les faisaient toucher au sacré et à la plénitude chaque fois qu'on y portait le regard. Valarian ne reverrait plus jamais l'harmonie bienveillante de sa terre natale.
Non, plus jamais...
Mais les maisons pouvaient être reconstruites, les défenses de nouveau érigées, leur civilisation, rebâtie. Les elfes survivraient, pourvus qu'on leur en laisse le temps !
Non, Lord Valarian n'abandonnerait pas.

Il raffermit sa prise sur son épée fine et tranchante, la faisant chanter de quelques mouvements rapides qui tracèrent de petites arabesques blanches dans les airs. De toute la noblesse d'âme des guerriers elfes, Valarian renvoya ses hommes défendre les niveaux inférieurs du fort aux ramifications complexes et à l'architecture massive. Des ombres dorées se dispersèrent partout, endiguant parfois de leur simple présence qu'on aurait dit invulnérable, des flots ininterrompus de formes noirâtres qui déferlaient comme des vagues à tous les étages.
Les gobelins avaient pénétré le premier rempart par le bas, et il ne restait guère plus que Valarian et quelques gardes elfes élancés pour tenir les mâchicoulis à ciel ouvert, inondés et voilés par un linceul de souffrance et de désespoir esseulé.
Valarian vit le haut d'une échelle gobeline se dresser pour venir à la rencontre du mur, comme un géant filiforme sautant pour s'accrocher à la montagne de pierres taillées du castel aux proportions monstrueuses. Valarian jeta un oeil malencontreux en contrebas, et fut pris de vertiges face à la vue d'un océan noir mouvant qui se perdait dans le lointain et les ténèbres. Les braseros des elfes suffisaient à peine à percer cette encre qui s'étendait comme un fléau partout dans le château. Par tous les interstices, par toutes les entrées, par toutes les meurtrières, les hordes gobelines déferlaient sans fin ni pitié. Perché sur une muraille à plus de cinquante mètres de haut, Valarian fit honneur à sa caste guerrière, et traça un chemin sanglant dans les rangs compacts des adversaires. Des arabesques de lumière pâle dérobaient la vie des peaux-vertes par à-coups, en mutilant certains et en ralentissant seulement d'autres.

Valarian dansa entre ses adversaires, esquivant les coups d'épées maladroitement lancés sous le couvert des boucliers rugueux et difformes. Les gobelins faisaient jouer la masse contre leur absence de courage, Valarian l'elfe faisait jouer sa férocité et sa grâce contre sa prise de risques insensée.
Parfois l'assaut se calmait le temps de courtes secondes, permettant à Valarian d'observer le tableau dantesque qui se jouait sous ses yeux, où les points dorés parsemant les murailles et les ponts jetés au-dessus du vide chancelaient dans les flots obscurs de la marée cruelle. La vue de Valarian restait nette malgré les intempéries et les caillots de sang gobelin qui l'aspergeaient par endroits, mais les bruits étaient étouffés et se faisaient murmures sous la pression des décibels. Le tumulte de la bataille et le vacarme des agonisants et de la pluie battante sur les armures de métal froid s'assourdissaient eux-mêmes. Valarian avait un curieux détachement par rapport à tout cela, comme si seuls ses émotions et son corps donnaient le rythme à ce combat sans répit et sans pureté. Il n'y avait pas d'ennemis inlassables, il n'y avait que son corps engourdi et la douleur sourde qui lui faisait économiser ses mouvements. Il n'y avait pas de désespoir et de tristesse dans la fatalité de cette guerre, mais seulement les sentiments mêlés de mélancolie et de lucidité fatale de Lord Valarian.
Les gobelins revinrent à la charge, obligeant Valarian à mettre un genou à terre sous le coup d'un éperon rouillé dans la cuisse droite. La pointe ressortit en se cassant, ayant tranché sa cuissarde avec difficulté et le gobelin la maniant étant passé de vie à trépas par une décapitation repoussante mais efficace. Valarian glissa sur le sol de sa silhouette svelte et son dynamisme affûté par des années de pratique. Il se dégagea du piège et se releva prestement, prenant appui sur sa jambe valide. Il cria une mélopée de confiance en la Lumière des elfes, et sa croyance en la bonté et la justesse de sa cause raffermit son moral défaillant et séchant les larmes qui lui venaient, se mélangeant à l'eau de pluie crasse qui déferlait en trombe du ciel rageur.
Les gobelins ne comprenaient pas l'elfe, et se firent prudents, attendant des renforts vite arrivés pour tourner autour de Valarian comme des hyènes surveillant une proie malade...
Valarian repartit à l'assaut des armures effilées et coupantes d'où perçaient des regards livides et sournois.

Le fort était d'ors et déjà perdu, mais la garde étoilée ne se rendrait jamais, se retranchant dans les tours désormais isolées les unes des autres, comme autant d'îlots de résistance, de dernier carré au service du Bien de ce monde damné. Valarian lui-même dut bientôt défendre sa vie en haut de la plus haute tour des derniers remparts, seul elfe encore debout à une centaine de mètres à la ronde, comme un récif loin dans la mer par marée montante. Le pic de la tour se dressait parmi d'autres, mais Valarian se sentait ô combien seul alors que les cris de victoire des gobelins venaient le percuter du sommet des autres tours visibles. Valarian n'avait même plus le loisir de prétendre défendre qui que ce soit, isolé sur une esplanade de quelques mètres à peine, ou de pouvoir tenter de jeter un regard dans l'abîme de plusieurs centaines de mètres qui séparait le sommet de sa tour du sol du château. Les passerelles de pierres et les tours plus hautes et massives des donjons dans les enceintes intérieures ne lui passaient même plus dans l'esprit, tourmenté qu'il était dans le dernier acte de sa mission et harcelé qu'il était par les forces gobelinoïdes qui ne pouvaient le laisser reprendre pied sur les premiers remparts. Valarian se battait désormais pour sa propre vie, luttant pour ne pas laisser son esprit plonger dans la folie de cet instant fatidique où l'elfe sent venir sa mort définitive et brutale...

Un froissement d'ailes de cuir le prévint d'une lueur d'espoir dans sa situation, et bientôt ses opposants directs tombèrent comme par magie, harponnés par de fines et translucides flèches elfiques.
Les flèches n'étaient presque pas visibles, mais les gobelins se couvrirent instinctivement de leurs boucliers larges. Ce qui laissa un instant d'accalmie à Lord Valarian pour tenter de deviner la forme simiesque qui avait tiré ces flèches bienvenues.
Le dragon gris d'une dizaine de mètres d'envergure apparut soudain parmi le déluge d'eau, forme terne et impressionnante dont la gueule garnie de crocs luisants et dégoulinants lâcha un feulement étouffant. Valarian perçut l'apparition avec un soupir de gratitude et son visage fatigué s'illumina d'un sourire de remerciement. Les gobelins prirent peur et paniquèrent alors que le dragon se maintenait à hauteur de tour et que des flèches pleuvaient encore de droite et de gauche.
Tournant sur lui-même, le titanesque reptile volant laissa apparaître son cavalier, harnaché à une structure uniformément grise et aux formes envolées typiquement elfiques. Le chevalier-dragon à l'allure noble tendit un bras gracile à Valarian, qui se saisit de cette main tendue vers une échappatoire salutaire. Valarian prit place derrière le cavalier-archer à l'armure lourde et ouvragée, les deux guerriers contrastant par leur prestance et leur rôle dans cette bataille. Valarian était aussi essoufflé et souillé que le chevalier était étincelant et maître de lui, irradiant un sentiment d'invincibilité rehaussé par son mutisme face aux événements qui se déroulaient devant ses yeux aux reflets violets.
Le dragon reprit de l'altitude dans un rugissement, et bientôt le fort ne fut plus qu'une clameur dans la tourmente, invisible de la hauteur que prenait le grand ver. Sous le dragon, Valarian discernait les formes évasées des Passes labyrinthiques qui défilaient sous eux. Un trop plein de pointes et de lames naturelles qui empêchaient toute tentative pour s'y poser, et qui empêchaient par conséquent les créatures volantes d'y survivre. Ainsi les ennemis des peuples elfiques ne pourraient jamais faire jouer le moindre rôle à leurs créatures volantes dans les embuscades et les guérillas se déroulant dans les Passes, sous le dôme hiératique des montagnes ancestrales.
Les chevaliers-dragons empêchaient de toute manière la moindre créature volante de survoler les Passes de Saïhan...

Le chevalier se tourna vers Valarian :
- Castel Rahn est perdu, Lord... L'empereur demande votre présence...
- Pour quelle raison ? S'enquit Valarian, pansant comme il pouvait ses nombreuses plaies.
- Des milices d'éclaireurs gobelins ont envahi le labyrinthe et commencent à y construire des... des fortifications.
Le chevalier dragon avait craché ce mot comme si le fait que des créatures aussi viles puissent bâtir lui écorchait la langue.
- Ils vont se terrer et s'enraciner dans le labyrinthe des Passes avant de presser leur avantage... pensa tout haut Valarian.
- L'empereur veut vous donner une nouvelle affectation. J'ignore de quoi il s'agit exactement, mais cela concerne l'attaque d'un fortin gobelin de plusieurs centaines d'individus avec un petit groupe de siège...

Le chevalier s'arrêta et regarda dans la tempête. Bientôt, Valarian fit de même...
Il y avait un bruit étrange charrié par le vent. Valarian interrogea le chevalier d'un regard, celui-ci fit signe qu'il ne comprenait pas de quoi pouvait venir ce bruit. Une sorte de sifflement à la fois aigu et sourd, comme naissant directement dans leurs esprits...
Un coup de tonnerre déchira les cieux, l'éclair passant à quelques mètres d'eux à peine. Les elfes ne prirent pas peur : n'étant pas en contact avec le sol, ils ne risquaient rien. Mais la traînée de lumière laissée par l'éclair n'augurait rien de bon. Une sorte de faille se détachait dans le ciel noir et battu par la pluie, faille autour de laquelle tourna le dragon, sur l'ordre de son cavalier. Le bruit ne venait pas de cette faille, et l'absence de points communs visibles entre ces deux phénomènes inexplicables commença à étreindre le coeur de Valarian d'une peur diffuse...
Une gangue de sueur froide et d'appréhension s'empara de Valarian, et tout à coup, la chose surgit.
Une créature en armure noire resplendissante de noirceur et de gravures ciselées. Un masque d'un blanc laiteux, percé de deux yeux couleur de braise. L'être avait l'air d'un elfe, mais d'un elfe qui aurait passé sa vie dans les ténèbres d'une région inconnue des deux guerriers sur leur monture. Le dragon poussa un rugissement de défi, et soudain l'ivresse d'une bataille irrémédiable autant qu'incompréhensible s'empara du chevalier. Le défi de l'Ombre, Dieu parmi les Dieux, s'empara de l'âme du chevalier. Ils l'ignoraient, mais le sentaient : la chose qui était apparue dans la tempête était ancienne, très ancienne, plus vieille que le monde et les étoiles.
Sans le savoir, ils lui reconnurent un nom : l'Ombre, plus discrète qu'une brise, mais plus mortelle que tous les Enfers associés...

La créature surgit de la faille s'écrasa en douceur sur la gueule du grand reptile volant, plongeant ses griffes dans son cerveau et le tuant sur le coup. Des vents claquants et chaotiques se mirent à jouer de violence autour d'eux, rabattant sur eux une pluie glacée venue d'on ne sait où. Dans un ciel toujours aussi noir, qui ne semblait avoir aucune limite ni au-dessus d'eux ni sous eux, le corps du dragon entraîna les trois personnages dans une chute vertigineuse, ballottés par l'ouragan qui se déchaînait désormais.
L'elfe noir se releva et tint un équilibre surréaliste sur le cou de la bête abattue. Le chevalier, comme Valarian, comprenait qu'ils avaient en face d'eux un des êtres les plus puissants de toute la Création, peut-être même le plus puissant d'entre tous. Ils surent d'un regard fou que la chose qui leur faisait face aurait pu abattre tous leurs Dieux d'un claquement de doigts, et ils sentirent aussi confusément que maintenant c'était leur tour de l'affronter...
Le chevalier banda son arc aux flèches translucides, mais l'Ombre se jeta sur lui en dépit de toute gravité et le trancha de part en part avec une dextérité qui n'avait d'égale que la beauté de ses gestes. Valarian resta subjugué, accroché à la selle du dragon chutant, par la danse de guerre quasi-hypnotique de l'Ombre, qui se joua d'un chevalier-dragon comme du premier paysan venu, d'un ballet mortel que peu d'êtres vivants avaient dû contempler avant lui...
Alors que l'être aux yeux de braise et à l'armure d'obsidienne s'approchait de lui avec un curieux détachement, Valarian nota que le bruit s'amplifiait, et semblait s'approcher, comme l'écho d'un raz-de-marée, mais bizarrement déformé. La mort vivante qui s'approchait de lui eut un geste que Valarian ne comprit pas, et ne sut absolument pas interpréter. Cela ne ressemblait à rien tout en étant implicitement évocateur. L'impression fut passagère, car Valarian eut alors tout le loisir de comprendre d'où venait ce bruit lancinant...
Il détourna le regard de l'Ombre, la terreur ayant déjà submergé ses sens depuis la mort du dragon, et il vit, autant qu'il sentit :

Xinoflu...


La pluie stoppa net, l'Ombre avait disparu, la nuit, le dragon et Valarian se figèrent. En contrebas, le corps sans vie du chevalier-dragon continua sa chute, mais lentement, doucement, comme flottant... La béatitude avait pris possession du visage de Lord Valarian, et l'emmena loin, très loin des Passes de Saïhan, dans un bain de sérénité infinie....


Par Skatlan.



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