La photo
Accrochée au mur avec une punaise, la photo avait mal. Elle attendait le jour où on la mettrait sous verre, dans un beau cadre en bois. Elle regardait passer le soir, les gens qui habitaient l'appartement. Elle sentait parfois le courant d'air qui circulait du salon à la chambre et se faufilait forcément par le couloir où elle se trouvait !
Un jour, elle avait bien essayé de voir à coté de qui elle était punaisée, mais le coin d'une autre photo la recouvrant en partie, l'empêchait d'apercevoir sa voisine de gauche. Quant à droite, il y avait une carte postale, une fausse photo quoi ! Au dessus elle n'osait pas, on ne sait jamais, elle était discrète. En bas elle ne pourrait jamais, le vertige l'aurait fait basculer. Alors elle attendait...
Sa joie était de voir une nouvelle arrivée, espérant qu'elle serait mise à coté d'elle, pour voir. Mais rien. A force d'espoirs déçus, la petite photo, jaunie par le temps, se décida enfin à regarder en bas. Suicide me direz-vous ! Peut être. Toujours est-il qu'elle se pencha, se pencha, et fut attirée par le vide, vertige puissant qui lui faisait tourner la tête. Holala !!! Elle vacillait de plus en plus, tant et si bien que la punaise céda sous la puissance du vertige. La petite photo sentit la chute, douce et lente. Elle n'avait plus mal. Elle planait. Elle voyait de temps en temps les autres, toujours accrochées au mur, qui la regardaient tomber, figées dans leur expression idiote. Alors elle sourit, heureuse d'être libre. En feuille morte, elle atterrit sur la table de la cuisine où elle se cogna sur la bouteille de vinaigre et tomba dans la sauce.
-« Oh ! Ben ça alors ! Regarde Roger ! Il y a une photo qui s'est décrochée du mur. Elle est tombée dans ma vinaigrette ! »
Les doigts tous huileux, la grosse dame sortit la photo du saladier et l'essuya avec son torchon.
Roger se pencha pour regarder laquelle était arrivée là en vol plané.
-« Ha ! Ha ! Ha ! Regarde un peu la tête que tu as là-dessus : plus jeune et souriante. Tu as bien changée depuis ! » s'écria t-il.
-« Souriante ? Mais je ne souriais pas ! Je me souviens ! C'était le jour du mariage d'Angèle et je venais de déchirer ma robe ! Alors je ne souriais pas. Tu penses... ! »
-« Et bien maintenant tu souries... ! »
Eberluée, la grosse dame fixait la photo.
-« D'ailleurs, puisque tu souries dessus, donne-la moi, tiens ! Donne-la... ! »
Roger partit avec la photo jaunie et revient quelques instants plus tard avec un marteau et un clou. Il planta le clou dans le mur au dessus du buffet du salon. Il repartit pour prendre le paquet qu'il avait posé dans l'entrée, le déballa et en sortit un cadre. Un cadre en bois tout neuf, avec un sous-verre et sous le verre, il glissa la petite photo qui trônait, royale, enfin radieuse, sous un verre avec un cadre en bois, à l'abri du courant d'air et face à l'endroit le plus vivant de la maison.
Elle s'aperçut alors, qu'il y avait des enfants dans cette maison mais qu'elle n'avait jamais connu pour ne les avoir jamais vu, n'osant par regarder vers le bas de peur du vertige...